Le propos de cet article est d’examiner cliniquement une figure sur laquelle, en Amérique du Nord, les sociologues et les juristes, notamment féministes, se sont largement penchés dans les vingt dernières années: la «femme battue qui tue».
Ces sociologues et juristes soulignent que les homicides conjugaux commis par des femmes se produisent généralement dans le contexte de relations violentes et s’accordent généralement pour estimer qu’un peu plus de la moitié des femmes qui tuent leur partenaire le font alors qu’elles sont attaquées par lui et se sentent en danger (ce qui laisse tout de même une petite moitié de ces meurtres inexpliquée…).
Longtemps,l’interprétation dominante du «syndrome de la femme battue» fut l’«impuissance acquise» (Walker,1989), mais les femmes battues sont actuellement moins vues comme des victimes résignées que comme d’actives survivantes, contrecarrées dans leurs tentatives de partir par des obstacles sociaux, voire légaux, bien réels, essentiellement l’indifférence,ou même une hostilité active de la part du corps médical, de la police, de la justice, et parfois, de leurs amis et parentèle; leur état psychologique est donc plutôt comparé à celui des victimes de la torture ou de la guerre, et leur symptomatologie assimilée à un désordre post-traumatique (Busch,1999).
En France, le lien entre homicide conjugal, crime dit passionnel et violences conjugales est également bien établi à présent. Le premier recensement national des décès liés aux violences conjugales, en 2003 et 2004,rappelle qu’une femme meurt tous les quatre jours de suites de violences; il précise que la moitié de ces femmes subissait déjà des violences, qu’un décès sur dix résulte de coups portés sans intention de donner la mort, mais que là encore, la violence préexistait dans deux cas sur trois; à l’inverse, un homme meurt tous les seize jours et dans la moitié de ces cas, la femme auteur de l’acte subissait des violences de sa part (Coutanceau, 2006).
Nos propres travaux vont dans le même sens : sur soixante-quatorze affaires où le meurtre est commis par une femme, un quart survient dans un climat de violences (entre hommes et femmes, entre générations), et plus de la moitié a pour mobile affirmé le désir de se débarrasser d’un partenaire avec lequel la relation, trop conflictuelle, devient insupportable (Mercader, Houel &Sobota, 2004). En somme, nous tiendrons pour suffisamment démontré qu’il faut analyser le meurtre du partenaire amoureux en général, et singulière-ment la situation de «la femme bat-tue qui tue», comme un cas particulier des violences conjugales et surtout comme un effet extrême de la dynamique du pouvoir dans les rapports de genre, de l’inégalité sociale entre hommes et femmes comme catégories. Pourtant, ce modèle explicatif ne peut que laisser le psychologue dans une profonde insatisfaction: fort heureusement,tout le monde ne tue pas, toutes les femmes ne sont pas battues, et parmi celles qui le sont, certaines parviennent à s’en sortir… Il faut donc bien chercher ailleurs des hypothèses explicatives à ces exceptions tragiques. D’où notre recours à l’approche clinique.
Pour cette approche, nous avons travaillé sur une cinquantaine d’affaires ayant fait l’objet d’un procès à la Cour d’Assises de Lyon. Parmi ces affaires, quinze concernent des crimes commis par des femmes. Treize d’entre elles ont subi des violences conjugales, presque toujours physiques, et, dans un seul cas, limitées à des insultes et à un harcèlement psychologique; si certaines,néanmoins, tuent parce qu’on les trompe, les quitte, les ruine ou les prive de leur enfant, restent huit qui tuent directement en raison du climat de violence, pour se défendre,défendre leurs enfants, ou, plus rare-ment, dans le cadre d’une querelle qui tourne mal. C’est à ces huit femmes que nous consacrons la pré-sente étude, en sachant, bien sûr,qu’entre le déclencheur immédiat du crime et ses raisons profondes,l’écart sera sans doute considérable.L’examen détaillé de leur histoire nous permettra donc d’explorer les aspects cliniques de ce type de situation souvent appréhendée sous son angle sociologique. Notre hypothèse est que dans ces histoires, le modèle inégalitaire de relations entre hommes et femmes, qui, nous le verrons, fonctionne à plein, s’enracine dans une assez sinistre pauvreté psy-chique, qui, malgré les cris, les scènes, l’ivresse et les coups, nous évoque un enfer froid.
Des fillettes exposées
Il serait de peu d’intérêt de rechercher, au cas par cas, qui relève plutôt de la psychopathie, qui de la perversion ou qui de la psychose ; les psychiatres experts concluent systématiquement à la pathologie du narcissisme, sans démence au moment des faits, et nous les suivrons dans cette direction évidemment très générale, d’autant que les dossiers sont globalement peu fournis, et que nous n’avons donc pas les éléments pour aller plus loin sur la question de la structure. Nous chercherons plutôt à mettre en évidence quelques processus psychiques et intergénérationnels qui reviennent dans ces tristes histoires. Quelques mots tout d’abord concernant le milieu social de ces femmes. On sait que la violence conjugale concerne toutes les couches de la société (Jaspard,2003), mais les femmes dont nous étudions les histoires, elles, appartiennent à un milieu relativement homogène, et plutôt défavorisé.
Cinq d’entre elles ont une scolarité très faible, avec échec au certificat d’études primaires ou au CAP; parmi elles, Simone B. n’apprend à lire et à écrire que vers l’âge de 10 ans. Quatre d’entre elles ont une première maternité à moins de 20 ans, maternités non reconnues par le géniteur(parfois, la jeune femme elle-même refuse que l’enfant soit reconnu). Le geste meurtrier semble le plus souvent prendre ces femmes «par surprise», ou même leur échapper plus ou moins complètement: une dispute de trop, une bagarre de trop, une insulte qui fait «voir rouge», et l’arme est là, sous la main, le couteau de cuisine le plus souvent, une bouteille qui traîne, mais aussi éventuellement la carabine, pour Évelyne L. dont le mari aime à manipuler des armes pour intimider sa famille. Ainsi, Marie-Claude H.,qui, alors qu’elle n’était pas ivre, ne se souvient pas d’avoir porté vingt-sept coups de couteau à la poitrine, aux jambes et au visage de Dominique B., peut seulement expliquer aux policiers qu’elle a, à un certain moment, pris conscience du sang sur les vêtements de Dominique B. Elle l’aide donc à se laver et à se coucher, lui donne même le médicament qu’il doit prendre chaque soir; il fait plu-sieurs chutes, mais elle le relève et le recouche chaque fois; elle ne va se coucher qu’après avoir fait le grand ménage des pièces ensanglantées. Ce sont des femmes pour qui, d’une part, la vie de couple ne se conçoit que dans la querelle et la bagarre, mais aussi, d’autre part,pour qui ces bagarres sont absolument réelles, leur enjeu est de vie ou de mort; comme le dit Isabelle Z., «c’était lui ou moi».
Comme il est fréquent dans les milieux populaires et défavorisés, elles vivent dans des tissus sociaux restreints, centrés sur le couple et la famille, éventuelle-ment de rares amis qui sont aussi des voisins, sans beaucoup d’investissements extérieurs, donc de variété relationnelle et de ressources. Ce vécu de risque, pour la plupart, remonte à très loin. Dans les récits limités et lacunaires qu’elles peuvent faire de leur enfance, on retrouve très régulièrement, outre l’omniprésence de couples parentaux eux-mêmes en difficulté, violents, inégalitaires, etc., une association particulière d’emprise,d’autoritarisme rigide souvent, et de négligence, d’abandon, voire de maltraitances graves, qui peuvent effectivement conduire l’enfant ou l’adolescente à craindre pour sa vie physique et entraver gravement sa vie psychique. Toutes ont vécu des séparations et des deuils précoces : hospitalisations ou décès d’un parent pendant l’enfance ou l’adolescence,placement au moins provisoire en famille d’accueil, déracinement…
En outre, ce sont des familles où l’on ne se parle pas, presque toutes expriment le regret de n’avoir pu échanger avec leurs parents, le fait des’ être senties pendant leur enfance et leur adolescence seules et désemparées. Cette problématique de la sur-vie explique en partie la tonalité opératoire, aux antipodes de la passion et a fortiori de l’amour, que revêtent certaines relations dont il est question ici. Isabelle Z., on l’a vu, et d’autres encore, «couche […]pour qu’il l’héberge».
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