Par Jane Friedman
La féminisation des flux migratoires est telle que désormais, d’après la plupart des statistiques, les femmes représentent environ la moitié des migrants dans le monde. Un rapport de l’UNFPA sur les femmes et les migrations fait apparaître qu’il y avait, en 2006, 94,5 millions de femmes migrantes, soit 49,6 % du nombre total de migrants internationaux à l’échelle du monde. Dans certains cas, des flux migratoires spécifiques sont presque entièrement féminins (par exemple, les chiffres pour l’Italie montrent que les populations migrantes en provenance des Philippines et de la Somalie sont largement composées de femmes, tandis qu’en France, la majorité des migrants d’Asie du Sud-Est sont des femmes). Un rapport récent montre que les femmes constituent aujourd’hui 54% des émigrés dans l’Union européenne élargie. Les femmes, comme les hommes, émigrent pour de nombreuses raisons, et suivent à cette occasion des trajectoires très diverses. Cependant, les obstacles et les dangers induits par les migrations sont souvent différents pour les femmes, qui se heurtent à des sources d’insécurité supplémentaires en raison des inégalités auxquelles elles sont soumises en tant que femme dans leur situation économique, sociale et politique.
Les persécutions et la violence à caractère sexiste sont parfois, chez les femmes, à l’origine de la décision d’émigrer, mais la violence genrée n’est pas toujours reconnue comme un motif de protection dans le pays dans lequel elles immigrent. Les femmes sont également exposées à la violence pendant leur voyage vers la région Euromed. Cette vulnérabilité peut être accrue par des politiques et des législations relatives aux migrations, existantes ou en gestation, aussi bien au niveau supranational (UE) qu’au niveau national. Une étude récente a démontré, par exemple, l’étendue des violences exercées contre les demandeuses d’asile lorsqu’elles tentent de rallier l’un des pays membres de l’UE, ou encore les problèmes croissants de violence qui affectent les femmes africaines de la zone sub-saharienne au Maroc, du fait des forces de sécurité aussi bien que de leurs compagnons de migration. Ces problèmes sont exacerbés par le fait que les femmes voyagent souvent avec de jeunes enfants : comme le montre un autre rapport, on constate que près de 50% des femmes migrantes qui font le voyage depuis l’Afrique occidentale vers l’Europe en passant par le Maroc sont enceintes, ou accompagnées d’enfants en bas âge. La violence peut aussi se traduire dans le fait même de forcer les femmes à émigrer, comme c’est le cas pour les trafics visant à exploiter les femmes sur le plan sexuel ou domestique. La lutte contre ces trafics a été désignée comme l’une des priorités de l’UE, mais il reste de graves lacunes à combler en ce qui concerne la protection des femmes qui en sont victimes.
A leur arrivée dans l’un des pays de la région Euromed, les femmes migrantes et réfugiées sont également exposées à divers types de violence. Cette violence peut se manifester dans leur famille ou leur communauté, sur leur lieu de travail, ou à l’intérieur de structures sociales plus larges. Parmi les responsables de ces violences, on compte les proches, les employeurs et, dans certains cas, des personnes jusqu’alors inconnues de ces femmes. La vulnérabilité des femmes en matière de violence est parfois accrue par les structures institutionnelles et administratives. Dans certains cas, par exemple, l’hébergement accessible aux demandeurs d’asile et aux réfugiés ne présente pas toutes les garanties de sécurité et risque d’entraîner, pour les femmes, des risques de violences ou d’agression sexuelle. Les femmes migrantes et réfugiées doivent aussi faire face à des insécurités économiques, qui peuvent elles-mêmes entraîner des violences. Les types d’emploi qui leur sont proposés sont dans une large mesure peu qualifiés, mal payés et précaires, en ce qu’ils offrent une protection sociale ou juridique limitée. Le fait que beaucoup de ces femmes travaillent dans l’illégalité parce qu’elles n’ont pas les permis de travail requis rend leurs conditions de travail encore moins sûres et les expose à des risques de violence supplémentaires de la part de leurs employeurs.
Pour les femmes migrantes et réfugiées victimes de violences, cette insécurité est souvent renforcée par un manque de protection de la part des autorités compétentes au niveau national. Ce manque de protection peut être aggravé par la situation de l’intéressée vis-à-vis de la loi (par exemple, les femmes qui ne sont pas en possession d’un permis de séjour hésitent à contacter les services de police ou les services judiciaires) et par l’interaction de discriminations sexistes et racistes, qui aboutit à ce que les violences qui s’exercent contre elles ne sont pas prises au sérieux, ni même reconnues. Dans le cas de violence conjugale, une femme peut hésiter à dénoncer son conjoint si elle dépend de lui en ce qui concerne son permis de séjour. Dans d’autres cas, la violence conjugale n’est pas sérieusement prise en compte par les autorités nationales, qui l’attribuent à des différences « culturelles ». Le racisme institutionnel et culturel peut aussi amener la police ou les autorités judiciaires à ne pas reconnaître ou prendre au sérieux les formes de violence raciste ou sexiste qui affectent les femmes migrantes et réfugiées au sein de leur société.Tous ces éléments concourent à ce que les femmes migrantes et réfugiées soient exposées à diverses formes de violence, et à ce que les moyens de protection qui leur sont offerts soient limités. La présente étude a pour objet d’exemplifier et d’analyser ces deux formes de violence à l’égard des femmes migrantes et réfugiées dans la région Euromed et l’impact des politiques et des programmes mis en place pour combattre cette violence, en particulier dans le cadre du programme de Barcelone. Ce faisant, cette étude a permis d’identifier des carences dans la protection des femmes migrantes et réfugiées dans la région Euromed et de formuler des recommandations destinées aux instances politiques nationales ainsi qu’aux ONG et autres groupes de société civile qui sont amenés à prendre des mesures pour combattre ces diverses formes de violence, et d’offrir aux femmes migrantes et réfugiées un environnement plus sûr. Cette étude se fonde sur les travaux de recherche déjà effectués par le Réseau euro-méditerranéen des Droits de l’Homme (REMDH), qui considère comme une priorité la promotion des droits des femmes dans la région. La présente enquête est centrée autour d’études de cas réalisées dans quatre pays, dont deux – la France et l’Italie – appartiennent à l’Union européenne, et deux – l’Egypte et le Maroc – sont des pays partenaires du PEM. Elle repose à la fois sur des recherches théoriques et sur un travail de terrain.
A cette fin, en complément de l’analyse des rapports et statistiques disponibles, les auteurs ont rencontré et interrogé des représentants d’organisations de société civile ainsi que des personnalités officielles (UE, ONU, IOM et représentants des gouvernements nationaux chaque fois que possible) dans chacun de ces quatre pays. Des missions sur le terrain ont été conduites au Caire, à Casablanca, à Oujda, à Rabat, à Bruxelles, à Paris et à Rome.Bien que l’on puisse établir des parallèles entre les divers types de violence exercées contre les femmes migrantes et réfugiées dans ces quatre pays, il existe bien évidement des différences d’échelle et de degré entre les violences faites aux femmes dans l’Union européenne et celles dont elles sont victimes dans d’autres pays, notamment dans le Sud. En outre, et bien que nous soyons amenés à constater que les Etats de l’UE n’offrent pas toujours aux femmes migrantes et réfugiées victimes de violences des moyens de protection ou de recours adaptés, il y a dans ces Etats des possibilités de protection juridique qui n’existent pas dans d’autres pays de la région euro-méditerranéenne. C’est pourquoi, bien que nous utilisions la même typologie de la violence pour passer en revue ces différentes études de cas, on ne doit en conclure que nous plaçons sur un même niveau les manifestations de violence auxquelles sont confrontées les femmes migrantes et réfugiées dans ces divers pays.
DÉFINITIONS DE LA VIOLENCE À L’ÉGARD DES FEMMES,OU VIOLENCE FONDÉE SUR LA DISCRIMINATION
La violence à l’égard des femmes prend des formes multiples, et intervient dans une large gamme de contextes différents, y compris au sein de la famille, sur le lieu de travail ou dans les institutions d’état. De la même façon, les responsables de cette violence sont très divers, allant des proches parents ou connaissances jusqu’à des personnes auparavant complètement inconnues de leurs victimes. Cette violence peut se manifester par l’agression physique, le viol ou les violences sexuelles, le harcèlement, les pressions émotionnelles ou psychologiques. Ces différentes formes de violence sont dites genrées ou sexistes, en ce sens qu’elles sont le produit des inégalités structurelles entre les hommes et les femmes, inégalités qui se fondent sur des normes sociales et sont de nature variable, et qui se modifient en fonction du temps et du lieu. Comme le rappelle le programme d’action de la conférence réunie à Beijing en 1995 : « La violence à l’égard des femmes traduit les rapports de force historiques qui ont abouti à la domination des femmes par les hommes et à la discrimination, et freiné la promotion des femmes. »
Dans le cadre de la présente étude, nous avons adopté la définition proposée par l’Assemblée générale de l’ONU, en décembre 1993, dans sa Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes (voir encadré ci-dessous), considérant qu’elle résume de façon exhaustive et précise toutes les formes de violence auxquelles les femmes peuvent être soumise.
Définition par l’ONU de la « violence à l’égard des femmes » (articles 1 et 2) Les termes “violence à l’égard des femmes” désignent tous actes de violence dirigés contre le sexe féminin, et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée. La violence à l’égard des femmes s’entend comme englobant, sans y être limitée, les formes de violence énumérées ci-dessous : a) la violence physique, sexuelle et psychologique exercée au sein de la famille, y compris les coups, les sévices sexuels infligés aux enfants de sexe féminin au foyer, les violences liées à la dot, le viol conjugal, les mutilations génitales et autres pratiques traditionnelles préjudiciables à la femme, la violence non conjugale et la violence liée à l’exploitation ; b) la violence physique, sexuelle et psychologique exercée au sein de la collectivité, y compris le viol, les sévices sexuels, le harcèlement sexuel et l’intimidation, au travail, dans les établissements d’enseignement et ailleurs, le proxénétisme et la prostitution forcée ; c) la violence physique, sexuelle et psychologique perpétrée ou tolérée par l’Etat, où qu’elle s’exerce. OF VIOLENCE AGAINST Assemblée générale des Nations Unies, Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes, 85ème réunion plénière, 20 décembre 1993, Genève (Résolution 48/104).
VIOLENCE À L’ÉGARD DES FEMMES MIGRANTES ET RÉFUGIÉES
Aux fins de la présente étude, la définition de « réfugié » est celle de la Convention relative au statut des réfugiés, signée à Genève en 1951. Les migrantes sont des femmes qui ont franchi une frontière internationale et qui vivent dans un pays autre que leur pays d’origine. Les femmes peuvent émigrer pour des quantités de raisons, si bien que l’on peut les classer en plusieurs catégories, travailleuses, étudiantes, femmes quittant leur pays dans le contexte d’un regroupement familial, migrantes clandestines, femmes victimes d’un trafic. Les frontières entre ces diverses catégories sont bien évidemment fluctuantes, et certaines femmes peuvent appartenir à plusieurs catégories à la fois, ou passer de l’une à l’autre au cours du parcours de migration. Toutefois, nous avons gardé cette catégorisation pour les besoins de notre étude, car elle peut se révéler utile pour souligner la multiplicité des situations dans lesquelles peuvent se trouver les femmes migrantes. Les mesures et la législation applicables à ces catégories ont aussi un impact important sur la situation de ces femmes, sachant qu’elles peuvent augmenter ou réduire les risques de violence et les insécurités qui les menacent. Les femmes migrantes et réfugiées sont exposées aux mêmes types de violence que les autres femmes (comme nous l’avons dit plus haut). Cependant, la spécificité de leur situation peut dans certains cas accroître leur vulnérabilité à certaines formes de violence, et limiter les formes de protection et de recours auxquelles elles peuvent avoir accès. De plus, les femmes migrantes et réfugiées sont souvent plus gravement exposées à la violence que les hommes migrants et réfugiés, en raison des inégalités sexistes à l’intérieur même du processus migratoire, et cela aussi bien dans leur pays d’origine que dans les pays d’accueil. Les femmes migrantes et réfugiées se retrouvent ainsi dans une situation de « double » vulnérabilité à la violence – en tant que migrantes/réfugiées et en tant que femmes.
L’une des difficultés qui compromettent l’évaluation de ce type de violence et empêchent de prendre la mesure exacte de la vulnérabilité des femmes migrantes et réfugiées est le manque de connaissances et de données sur le sujet. Traditionnellement, les migrants sont appréhendés comme de la main d’œuvre de sexe masculin, et les femmes ne sont reconnues comme migrantes que dans le contexte du regroupement familial. Cette approche entachée de parti pris de la recherche et de la conduite à tenir en matière de migration continue d’influencer les politiques contemporaines, malgré une nette féminisation des flux migratoires. Cette «occultation» des femmes migrantes a pour conséquence que nombre des violations de droits et des violences qu’elles subissent sont passées sous silence ou négligées. Par ailleurs, le fait que de nombreuses formes de violence sexiste interviennent à l’intérieur même de la sphère «privée» de la famille ou du foyer contribue à ce que ce type de violence demeure invisible, ou ne fasse que rarement l’objet d’une investigation. Il faut donc déployer des efforts supplémentaires pour évaluer la véritable ampleur de la violence à l’égard des femmes migrantes.
Dans le cadre de la présente enquête, nous avons constaté que l’un des éléments clés de l’analyse de tous les types de violence exercés à l’égard des femmes migrantes et réfugiées est le rôle des politiques d’immigration et de droit d’asile, tant au niveau national que supranational (UE ou Euromed). Il arrive que ces politiques créent directement les conditions qui favorisent la violence, telles les politiques de détention des migrants, par exemple, qui entraînent la violence de la police ou la violence institutionnelle à l’égard des femmes ; ou qu’elles contribuent plus indirectement à toute une série de conditions par la faute desquelles les femmes sont plus largement exposées à la violence domestique, à la violence sur le lieu de travail, à la violence raciste ou xénophobe, et en même temps moins bien armées pour faire état de ces violences auprès des autorités compétentes, ou pour avoir accès à des moyens de protection et de recours. Les mesures prises en matière de regroupement familial, par exemple, qui renforcent la dépendance des femmes à un homme chef de famille, diminuent leurs chances de se soustraire à la violence domestique. Les politiques restrictives d’immigration mises en place par les pays européens (et qui commencent à s’implanter dans certains autres pays de la région Euromed) aboutissent à ce que migrants et réfugiés affrontent des dangers de plus en plus nombreux lorsqu’ils tentent d’atteindre l’Europe. Ces dangers sont particulièrement graves pour les femmes migrantes et réfugiées, qui sont souvent victimes de violences sexistes, dont le viol et le harcèlement sexuel. Un rapport de l’UNFPA constate que les migrantes clandestines sont confrontées à d’énormes risques lorsqu’elles tentent d’atteindre leur destination, à savoir harcèlement sexuel et violences, perpétrés par des passeurs, des gardes-frontières ou des compagnons de migration ; elles sont contraintes d’accorder leurs faveurs en échange d’un droit de passage pour elles-mêmes ou leurs proches, ou de consentir à des rapports sexuels pour assurer leur propre survie ou échapper à la violence lorsqu’elles se retrouvent en transit et sans autres moyens de subsistance.
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