Psycho-Criminologie

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E. Dieu. (2012). La relation spécifique à l’objet d’amour chez les agresseurs sexuels sériels.

Revue Européenne de Psychologie et de Droit.

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1 La relation spécifique à l’objet d’amour chez les agresseurs sexuels sériels

Auteur : E. Dieu

 

1 L’investissement de l’objet désiré

Suite à l’étude de cas de crimes en série, une question nous est fréquemment revenue : les serial killers peuvent-ils être amoureux ? Dit autrement, une personnalité narcissique, ou socio-maniaque  (Dieu & Sorel, 2011 ), peut-elle entretenir des attaches relationnelles non rationalisées ?

Il n’est pas question de qualifier ou quantifier la «relation à l’objet d’amour » ; toutefois, précisons que nous ne partageons pas ici l’appréciation du désinvestissement de l’objet fantasmé afin qu’il soit qualifié d’objet beau  (Kant, 1785 ). L’investissement pulsionnel envers autrui , perçu comme objet esthétique à s’approprier, n’est pas propre aux tueurs en série, mais relève d’un comportement que nous jugeons approprié (Nietzsche, 1887 ). Ainsi il n’est pas question de juger en bien ou en mal le type d’investissement effectué, qui n’a pas à être dépourvu de passions comme pouvait le proposer Schopenhauer (1818 ) ; mais simplement être différencié selon les champs sociaux (Bourdieu & Dardel, 1966 ), dans lesquels les tueurs en série s’inscrivent volontiers (Leyton, 1986 ).

D’un point de vue psychanalytique, la « rencontre amoureuse », plus fréquemment nommée « flash» par les agresseurs sexuels, consiste en une stimulation de l’énergie vitale interne cognitivement interprétée en « amour» et codifié « dangereux» pour le clivage de l’homme par rapport à sa « zone poubelle psychique » (Zagury & Assouline, 2008 ).

L’interprétation socialisée du « flash », que connaissent les sujets ayant intégré le rapport à la Loi (personnalité névrosée ), diffère de l’interprétation des agresseurs sexuels sériels ; essentiellement d’un point de vue quantitatif, où les agresseurs s’inscrivent davantage dans le registre du « besoin » que dans celui du « désir » (Lyotard, 1979 ).

En outre, les motivations sont plus archaïques et l’investissement-besoin devient un système de défense faillible. Les motivations primaires de la zone psychique clivée sont libérées afin de ne pas mettre celle-ci en danger ; et les rapports de domination, qu’ils soient instinctifs ou vécus, se déploient sur la personne ( l’image) de la victime (Holmes & Holmes, 1998 ). Mais cette relation à la victime peut-elle aller plus loin, tant sur le plan de la construction affective que de la destruction meurtrière ? Bien souvent, le rôle de la figure maternelle est évoqué dans les rapports psychoaffectifs et dans la perception biaisée des auteurs d’actes violents ; aussi quelle en est la représentation chez l’agresseur ? En effet, chez certains sujets, tout semble débuter (et finir) avec la figure maternelle. En deçà de la problématique de la « relation sentimentale à autrui », un nombre infini des structurations (cir) complexes semblent se dessiner.

 

La destruction de la mère déstructurante

Bien que l’apprentissage social soit primordial dans la vie de tous les enfants, nous remarquons son caractère fondamental dans les cas les plus extrêmes. Chez les agresseurs sexuels sériels, nous ne comptons plus le nombre de parents défaillants dans leur rôle vis-à- vis de l’enfant, volontairement ou non.

Défaillants dans le sens d’un style éducatif clairement inadéquat par rapport à l’insertion sociale future de l’enfant : style éducatif désengagé ou autoritaire, celui-ci n’est jamais équilibré (démocratique) sur le long terme (Baumrind, 1966, 1967 ).

L’enfant ne comprend pas les indications fournies, jugées illogiques, absentes ou autoritaires, non propices au dialogue… il ne lui reste psychiquement que des « empreintes en creux » (Balier, 1988 ). Les mères sont pointées du doigt, principalement dans les cas d’inceste et d’exaltations sexuelles, comme le soulève Egger (2002 ) : « les tueurs en série ont souvent une relation inhabituelle, voire non naturelle avec leur mère ». Une ambivalence se crée entre la mère et l’enfant, tant sur le plan psychoaffectif que fantasmatique, et conduit à des troubles sévères de l’attachement (Bowlby, 1969, 1973, 1980 ).

Par exemple, EK (Ed Kemper) vivait avec une mère qu’il détestait, avant de la tuer à l’aide d’ un rituel morbide de décapitation et de nécrophilie, tout en avouant qu’il souhaitait pour elle « une mort douce et rapide, comme tout le monde le veut » ; mais qu’est-ce qu’une mort douce ici ? Qui est « tout le monde » dans cette interprétation ? EK se rend-il compte de sa perception biaisée de la « mort douce » ? Des mécanismes de défense de type projectif, ainsi que des techniques de rationalisation et de neutralisation des conflits moraux sont à l’œuvre ici  (Bandura, 1986 ). Ils permettent à l’auteur de survivre dans/par son acte (Kinable, 1983 ). Recourant à l’acte (Balier, 1996 ), EK ne procède pas à un passage à l’acte qui glisserait paisiblement du fantasme psychique au script scénarisé puis à l’acte tel qu’il aurait été mentalisé ( Green, 1973 ). Loin de cela, EK recourt à l’acte (Balier, 1996 ) ; et dans ses recours, son appauvrissement mental subit une distorsion cognitive (Festinger, 1957 ). BL avait besoin d’étiqueter ses victimes et de les réduire, selon ses propos, à « des putes et des salopes », lui remémorant les actes d’une mère femme facile.

Pour protéger son psychisme en effondrement, BL se crée un édifice narcissique et dépersonnalise les représentations symboliquement destructrices. Le crime n’est plus que la finalité de la protection échouée et de la réification facilitatrice de l’acte somatique – non retranscrit dans le psychique. L’action se produit dans les faits, une décharge, un éclair physique non mentalisé ; tandis que dans le psychisme, rien ne se crée.

L’acte est nécessaire, voire vital pour l’auteur. Quant à la victime, elle est investie comme un ustensile anti-traumatique (Bessoles, 2006). Face à l’appauvrissement psychique et ses répercussions sociales quotidiennes, de coûteuses défenses sont à mettre au point chaque jour ; à l’encontre de tous les représentants du monde extérieur, potentiels agresseurs du Moi : le conjoint, les enfants, les amis…  plusieurs techniques de défense sont mises en place, comme le clivage du Moi, la dépersonnalisation de la victime, le déni... Toute image provoquant un rappel mnésique ou une excitation sensorielle, soit une vibration de la zone clivée, risque de compromettre le masque social d’une part (Meloy, 1988 ), et la pseudo-stabilité mentale d’autre part (Green, 1990 ).

Ces mécanismes sont observables chez d’autres sujets agresseurs, HL notamment. HL fut lui aussi soumis à une mère sexuellement exaltante, un des facteurs pouvant conduire à des errances psychologiques et confusion des genres (chez les enfants abusés ; Bauchet, Dieu & Sorel, 2012 ). Durant les expertises psychiatriques, il confie avoir vécu «comme une fille. J’étais habillé en fille.  J’avais des cheveux longs comme une fille. Je portais des vêtements de fille. »  A l’instar d’EK, HL inclut sa mère dans sa trajectoire criminelle. Les mères (des agresseurs en question) manifestent leur excessivité de manière hétérogène, avec des ambivalences psychoaffectives, des penchants morbides et un rapport déviant à la sexualité. Certaines ont pu se montrer excessivement protectrices, «dérangée, […] ambitieuse, jamais satisfaite, […] beaucoup trop protectrice... Elle a étouffé son fils adoptif dans l’attention médicale » (cf. KB à propos de sa mère)  ; d’autres ont pu être davantage fanatiques, comme la mère qui convainquit EG de la transmission des maladies par les femmes ; et d’autres particulièrement sévères, qui enferment leur enfant dans une cave pour le maintenir à l’écart des sœurs (cas EK). Pathologiques, et pathogènes pour l’enfant, les mères subissent donc en retour les manques engendrés et le mal occasionné ; tandis que certains débutent leur série par le meurtre de la mère (HL ), d’autres la concluent ainsi (EK). Métaphysiquement, le père est mort ; physiquement la mère le rejoint.

 

 Victimes et traumatisme d’anéantissement

Les victimes symbolisent un vécu, une personne, un fantasme chez les tueurs en série, qu’elles soient la mère ou la femme, il s’agit d’une représentation d’un traumatisme d’anéantissement. D’une manière générale, les meurtriers sériels attaquent des victimes plus faibles qu’eux, ayant des caractéristiques communes (Dieu, Dubois & Sorel, 2011 ), dans des circonstances d’opportunité criminelle (Felson & Van Dijk, 1993 ). La victime est la forme stéréotypique d’une signification symbolique pour l’agresseur. La signature victimologique des crimes (Turvey, 2007 ) aide à comprendre le type de fantasme-traumatisme en effondrement, comme TB (Ted Bundy) qui ne s’attaquait qu’à des jeunes femmes assez semblables (étudiantes, séduisantes, haute classe sociale, raie au milieu des cheveux…). La dépersonnalisation de la victime va de pair avec la représentation que celle-ci renvoie à l’individu en déséquilibre derrière l’agresseur narcissique.

Dans la relation auteur-victime (Wolfgang, 1958), le dominant est aussi un dominé ; il cherche à renverser cet état intériorisé (Mormont, 2003 ) en écrasant la figure victimale perçue (son Moi projeté – ou « Autre-Moi »). Eviter le danger de disparition du Moi faible, réassurer la toute-puissance ; voici les nécessités d’action de l’auteur. Les motivations de domination, de contrôle et de manipulation n’en sont qu’une expression (Douglas, Burgess, Burgess, & Ressler, 1992 ). L’étude victimologique est essentielle (Holmes & Holmes, 1999 ), il s’agit de «l’étude complète et de l’analyse des caractéristiques de la victime » (Turvey, 2007 ). Cette analyse appréhende la relation pathologique entre l’auteur et sa victime dans un système « passé-présent » insurmontable. Une étude victimologique complète doit contenir un certain nombre listé d’informations, comme la description physique de la victime, le statut marital, le style de vie, les occupations, le niveau d’éducation, la santé, le casier judiciaire, la dernière activité connue, les lieux de déplacement, les problèmes de drogue-alcool, les amis et ennemis, la famille, la profession actuelle… la liste pouvant être plus ou moins longue suivant chaque spécificité de dossier (Ressler et al ., 1986, 1988 ). La victime subit la projection d’un lien psychoaffectif mortifère, elle est l’objet d’amour de l’agresseur sériel.

 Ainsi, la compagne réelle n’est qu’un masque social (Meloy, 1988). Non que l’auteur ne ressente rien affectivement à son égard, mais le poids de la conformité sociale est davantage présent.

L’investissement pulsionnel, le lien affectif, et l’excitation cognitivo-sensorielle se font à l’encontre des victimes (Bessoles, 2006 ). La tragédie provoquée est la manifestation de la non-gestion, par l’auteur, d’une relation essentiellement basée sur l’affect. L’auteur sériel est troublé dans le contrôle de ses émotions, qui deviennent de suite problématiques et agressives (Redl & Wineman ,1951 ). Il clive et il rationalise ses relations affectives ; non par détestation ou haine d’autrui, mais par peur de mourir (Bessoles, 2006). Dans sa théorie de l’identité « protoféminine », Stoller (2007) analyse que la première identification sexuelle de l’homme est féminine. Tout enfant serait féminin.


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1 E. Dieu: chercheur en Criminologie/Victimologie au Service d’Aide aux Victimes d’Infractions Pénales (37).
2 Dieu, E., & Sorel, O. (2011). La délinquance sérielle : une recherche inadaptée de lien social.Revue Européenne de Psychologie et de Droit (dossier clinique et thérapeutique).
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10 Holmes, R., & Holmes, S. (1998). Serial murder. Thousand Oaks California : Sage Publications (2nd ed).
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18 Bandura, A. (1986). Social foundations of thought and action: A social cognitive theory . Englewood Cliff, NJ: Prentice-Hall.
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23 Festinger, L. (1957).  A theory of cognitive dissonance . Evanston, IL: Row, Peterson.
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26 Green, A. (1990). La folie privée, psychanalyse des cas limites. Paris : Gallimard.
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