Psycho-Criminologie

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Par Christine Salomon

 

 Parenté et violences faites aux femmes en Nouvelle-Calédonie. Un éclairage sur l’ethnicité différenciée des violences subies au sein de la famille.

La présence de plusieurs communautés constitue le trait marquant de la société calédonienne contemporaine, au centre de l’Accord de Nouméa, conclu en 1998, qui reconnaît la spoliation du peuple autochtone et l’identité kanake. L’organisation institutionnelle du pays, qui a son propre gouvernement, s’articule autour de trois provinces – deux sur la Grande-Terre : Province Nord et Province Sud, plus la Province des Îles Loyauté. L’archipel de Nouvelle-Calédonie compte aujourd’hui 215 000 habitants, les Kanaks représentant 44% de la population,les Européens 34%, les Polynésiens 12%,les Asiatiques 5% et les Autres 5%(1). Les Kanaks vivent majoritairement dans les Provinces Nord et Îles Loyauté (en zones rurales) alors que la population européenne et celle des autres communautés réside sur-tout dans le Grand Nouméa, seule zone véritablement urbanisée, qui totalise à elle seule60% de la population. Malgré les efforts de rééquilibrage entrepris, la superposition des clivages communautaires et des différenciations socio-économiques reste frappante :les Océaniens (Kanaks et Polynésiens immigrés ou issus de l’immigration) sont globale-ment situés au bas de l’échelle socio-économique alors que les Européens (Calédoniens de naissance et davantage encore Métropolitains) occupent, en majorité, une position plus favorisée.

Ce sont nos recherches anthropologiques sur les rapports sociaux de sexe et leurs trans-formations contemporaines dans les sociétés kanakes (2) qui nous ont amenées à entre-prendre, dans le prolongement de l’Enquête Nationale sur les Violences Envers les Femmes en France (ENVEFF), une enquête par questionnaire sur le thème des violences faites aux femmes en Nouvelle-Calédonie (3) .Celle-ci s’est déroulée en population générale (4), auprès de 1 012 femmes de 18 à54 ans de toutes les communautés, ce qui a permis de vérifier une fois de plus l’impact des inégalités sociales mais aussi des contextes culturels sur les violences sexuées.

Bien que la nature des données à traiter et du raisonnement explicatif, de même que l’échelle d’observation diffèrent entre l’ethnographie et les statistiques, il nous a paru intéressant de soumettre nos hypothèses ethnographiques à l’épreuve de  la vérification statistique et la combinaison des deux méthodes s’est avérée fructueuse pour comprendre la nature et la fréquence des violences, notamment intra-familiales.En effet, l’ethnographie permet en amont du travail statistique d’interroger la pertinence des catégories statistiques, d’en construire de nouvelles, et en aval de reconstituer les processus expliquant les corrélations statistiques.

Les statistiques et le raisonnement probabiliste guident l’interprétation ethnographique en renseignant sur le caractère banal ou exceptionnel des processus observés à l’échelle des individus et en faisant émerger ce qui est difficilement perceptible au niveau local [Weber, 1995]. Enfin, pour faire reconnaître les violences faites aux femmes, les chiffres ont une force que les mots seuls n’ont pas.Nos observations avaient mis en évidence la fréquence des violences physiques et sexuelles à l’encontre des femmes ainsi que les nouveaux comportements de dénonciation [Salomon, 1998, 2000, 2003]. Les seules données chiffrées disponibles jus-qu’ici venaient des
 Cahiers de démographie pénitentiaire (1999) et soulignaient une sur-représentation frappante parmi les personnes incarcérées des condamnés pour viols et autres agressions sexuelles (39%contre 20% en Métropole) ainsi que des condamnés pour violence sur adulte et sur mineur (15,9% contre 8% en Métropole) (5). Il ne s’agissait toutefois que des violences dénoncées, qui ne représentent qu’une infime partie de l’ensemble. Seule une étude quantitative en population générale pouvait donner la mesure du phénomène.Les résultats de l’enquête qui a été menée en face-à-face entre novembre 2002 et août2003 font apparaître une fréquence globale des violences très élevée : au cours des 12 derniers mois une femme sur quatre a subi au moins une fois une agression physique et/ou sexuelle tous cadres de vie confondus (espaces publics, couple ou ex-conjoint et famille) ; 22% ont subi des brutalités physiques, 9% des tentatives de viol ou des viols. Parmi ces femmes, 5% ont  été victimes à la fois d’agressions physiques et sexuelles. C’est dans la sphère conjugale que les femmes sont le plus exposées, mais il existe également une forte proportion de violences perpétrées par des membres de la famille autres qu’un conjoint (ou ex-con- joint) tant au cours de l’année précédant l’enquête qu’auparavant. Nous choisissons ici de développer cet aspect encore moins visible que les violences conjugales et moins fréquemment renseigné dans les enquêtes sur le sujet. De plus il s’avère que ces deux cadres de vie dans lesquels s’exercent des violences ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. En effet, au cours de l’année, 58% des femmes en couple agressées physiquement et/ou sexuellement par un parent l’ont aussi été par leur conjoint. Par ailleurs, nos résultats, comme ceux de toutes les autres enquêtes sur ce thème [Jaspard, Brown, Lhomond et Saurel-Cubizolles, 2003], confirment l’incidence des expériences difficiles dans l’enfance sur les violences vécues à l’âge adulte, en particulier dans le couple. Nous montrons ici comment, dans une société économiquement et communautairement clivée, avec une histoire coloniale encore très pesante et où les institutions de socialisation et de socialité alternatives à la famille restent peu structurantes à l’échelle des individus, la famille constitue un espace fortement investi comme source de protection et de solidarité, mais aussi propice à la fabrique et à la reproduction des violences, notamment des violences sexuées.  

 

2- Nous employons le pluriel car il existe des variations dans l’organisation sociale et politique selon les régions.
3- L’étude a bénéficié du concours financier de l’Agen-ce Nationale de Recherches sur le Sida, d’Ensemble Contre le Sida et de l’Institut de Recherches Scientifiques sur les Boissons. Cette recherche a également bénéficié de l’aide conjointe de la Mission Interministérielle de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie et de l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale dans le cadre de l’appel à projets lancé par ces deux organismes en 2001. Le Gouvernement, la Province Nord et la Province des Îles Loyauté de Nouvelle-Calédonie ont aussi soutenu financièrement l’étude.
4- Il s’agit d’un échantillon aléatoire stratifié sur l’âge(à partir des données de l’ISEE) dont la base est la liste électorale qui, en Nouvelle-Calédonie, est une source fiable en raison du fort taux d’inscription. L’enquête s’est déroulée dans toutes les communes auprès d’un échantillon comprenant 55% de femmes habitant dans le Grand Nouméa, en zone urbaine ou périurbaine, les autres résidant dans les zones rurales des trois Provin-ces. Néanmoins l’on sait qu’un certain nombre de personnes résidant dans le Grand Nouméa restent inscrites dans leurs communes d’origine ce qui induit un léger biais concernant le lieu de résidence dans notre échantillon : si l’on compare la répartition par province des femmes de 20 à 49 ans de notre échantillon à celle du dernier recensement de 1996, le décalage est de 4 à 8points selon les provinces. Seules 7,9% des femmes contactées ont refusé de participer (5% de refus exprimés et 2,9% de rendez-vous non honorés). Les abandons en cours d’entretien représentent moins de 1% et sont tous intervenus avant que les questions sur les violences ne soient abordées.
5 - Les chiffres communiqués par Annie Kensey (Service des Études de l’Administration Pénitentiaire), que nous remercions, indiquent au 1er janvier 2002 une nouvelle augmentation de la proportion d’agresseurs sexuels parmi les condamnés : 44,4% contre 39% en 1999

 

 
Si 18% de femmes de l’échantillon sont nées hors de Nouvelle-Calédonie, seulement 3%n’y ont pas de famille. Et parmi celles qui ont de la famille dans le pays, seulement 5%n’entretiennent pas de contacts réguliers avec elle. L’immense majorité garde des liens fréquents ou très fréquents (une fois par semaine ou plus) avec leur parentèle.Les trois quart des femmes estiment en outre pouvoir compter sur un soutien familial encas de problèmes conjugaux. Et de fait quand les femmes ont parlé à quelqu’un des violences physiques ou sexuelles vécues dans leur couple (un cas sur deux), c’était la plupart du temps à une personne de la famille (75% des réponses). Les femmes, plus  encore que pour les épauler dans leurs problèmes de couple, comptent sur des parents pour les soutenir financièrement (80%) ou pour aider à élever les enfants (85%). Il n’y a qu’une femme sur sept à ne pouvoir tabler sur un soutien si bien que, pour la grande majorité des Calédoniennes, la famille apparaît comme le pivot de la vie sociale.


1.1. Habiter en famille
Nos résultats soulignent en outre que 44%des femmes du pays (39% en zone urbaine,49% en zone rurale), partagent un même toit avec d’autres membres de leur propre famille ou de celle du conjoint si elles sont en couple. Si les célibataires âgées de moins de25 ans restent les plus nombreuses à vivre en  famille, une femme en couple sur cinq réside avec son conjoint et d’autres parents. Le partage du logement avec d’autres membres de la famille caractérise donc la vie d’un nombre important de femmes adultes, même une fois que leur couple est formé et constitue un trait commun distinctif du mode de vie des Calédoniennes de naissance, y compris en zone urbaine, bien qu’il soit davantage prononcé chez les Océaniennes, c’est-à-dire les Kanakes et les Polynésiennes.

   Et quand il n’y a pas cohabitation, la famille reste très présente dans la vie des femmes.Au total, quel que soit leur âge, 42% des Calédoniennes voient des parents tous les jours. Celles qui habitent avec leur conjoint dans un schéma familial a priori nucléaires ont 55% à fréquenter quotidiennement de la famille, répartie à parts égales entre leur côté et celui du conjoint. Ce phénomène n’est pas seulement rural mais demeure, un peu moins accentué, dans le Grand Nouméa.Il traverse également toutes les communautés, bien que de façon plus ou moins marquée : les Kanakes en couple habitant seulement avec leur conjoint (et avec leurs enfants si elles en ont) sont 75% à fréquenter au quotidien des parents, les Polynésiennes 57%, les Autres 56%, les Européennes 45% (47% chez les Calédoniennes de naissance et 38% chez les Européennes nées hors du pays). Évidemment, « être famille  avec » ne se limite pas en Nouvelle-Calédonie aux ascendants et aux collatéraux directs mais constitue un réseau beaucoup plus large, en particulier chez les Océaniennes.

 

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