Psycho-Criminologie

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"La violence conjugale à l’épreuve de l’État social : une comparaison franco-états-unienne" "www.psycho-criminologie.com"

 

De Pauline Delage
Année 2015  - 17 pages

 

 À partir de la fin des années 1970, les associations féministes qui prennent en charge le problème de la violence conjugale se sont insérées dans le secteur social, avec plus ou moins de succès, et ont bénéficié de financements venant de l’État. Dans une période de reconfigurations de l’État social, qui affectent notamment les modes d’attribution des budgets publics, celui-ci perd en légitimité symbolique et voit ses fonctions se modifier. Quels sont les effets de ces mutations sur la prise en charge, étatique et associative, du problème de la violence conjugale ? La comparaison entre la France et les États-Unis met en lumière un paradoxe concernant l’évolution de la cause dans ces deux contextes institutionnels et politiques. Alors que l’État social est moins fort aux États-Unis qu’en France, la légitimité de la cause dans l’espace social permet de créer des droits spécifiques aux femmes victimes et d’instaurer notamment un régime d’exception les prémunissant des contraintes du workfare. Parallèlement, en France, les organisations féministes œuvrent toujours à la pleine reconnaissance de ce problème public et semblent davantage menacées par les réductions budgétaires. En s’appuyant sur une enquête ethnographique menée principalement dans le comté de Los Angeles et en région parisienne, cet article propose de retracer les trajectoires de la cause de la violence conjugale prisme des transformations provoquées par les mutations de l’État social.

 

  1. Introduction


Dénoncée par les mouvements féministes à partir des années 1970, la violence conjugale est devenue un problème public dans différents pays, lequel a été progressivement reconnu par les instances internationales, comme l’ONU ou le Conseil de l’Europe. Ce changement dans les représentations et les politiques publiques sur la scène internationale se décline en fonction des différents contextes institutionnels et politiques. Signe d’une légitimation croissante, les lois contre la violence et les campagnes nationales de sensibilisation sont aujourd’hui nombreuses. Bien que la prise en charge de la violence conjugale soit souvent jugée insuffisante, les pouvoirs publics financent des lieux d’accueil et d’hébergement pour femmes victimes, et ils coordonnent l’action des différents acteurs sociaux impliqués dans la lutte contre la violence (Weldon, 2002). Si la violence conjugale a vraisemblablement toujours existé, sa problématisation est le résultat de la mobilisation d’acteurs et d’actrices, relayée par les pouvoirs publics (Gusfield, 2009 ; Cefaï et Terzi, 2012). Comment le phénomène de la violence conjugale est-il devenu un problème public, jouissant d’une certaine légitimité sociale et poli-tique ?

Comment les acteurs et les actrices engagés dans la lutte contre la violence ont-ils mobilisé les structures étatiques pour rendre ce problème légitime ? Afin de saisir les mécanismes institutionnels et politiques qui contribuent à formuler un problème public, cet article propose de retracer la construction de celui-ci en se concentrant sur la relation qu’entretiennent les mouvements militants et associatifs avec l’État, lequel peut constituer un frein à la dénonciation du problème ou au contraire un levier vers sa légitimation. Il s’agit en particulier de montrer comment les mobilisations contre la violence sont travaillées par les politiques sociales et familiales existantes, et comment elles les façonnent en retour. En effet, malgré les rapports de force entre acteurs et entre institutions, cette logique est dynamique et interactive (Banaszaket al., 2003), les  groupes impliqués dans la lutte contre la violence conjugale contribuant à transformer l’action publique et sa mise en œuvre. Pour illustrer ces processus transnationaux et leurs spécificités nationales, on envisagera ici les cas français et états-unien comme deux exemples de pays du Nord dans lesquels l’État a manifesté une certaine réactivité à l’égard du problème de la violence conjugale (Weldon, 2002 ; McBride et Mazur, 2010).

Cette analyse se fonde, d’une part, sur un recueil d’archives de la presse militante et, d’autre part, sur un travail d’enquête ethnographique dans des associations héritières des mouvements féministes des années 1970 et spécialisées dans l’accompagnement des femmes victimes de violence conjugale, en France et aux États-Unis, en particulier dans le comté de Los Angeles et en Île-de-France, entre 2010 et 2013(1). Combiner les approches ethnographique et sociohistorique permet ainsi de capter les pratiques et les discours des actrices engagées dans la lutte contre la violence conjugale et, ce faisant, les relations ainsi que les formes de contestation et de collaboration entre les militantes et l’État. En rendant compte des politiques publiques dont les associations se sont emparées ou qu’elles ont contribué à élaborer, on comprend mieux le rôle qu’elles jouent dans l’institutionnalisation du problème de la violence conjugale.

 

1.1. Comparer les cas français et états-unien

Des deux côtés de l’Atlantique, la problématisation de la violence conjugale résulte de la mobilisation de groupes féministes pour rendre visible le phénomène, promouvoir des réformes et inciter les pouvoirs publics à le prendre en charge, une mobilisation qui a pu trouver un écho relativement favorable au sein des institutions d’État Dobash et Dobash, 1992 ; Elman, 1996 ; Allwood, 1998 ; Weldon, 2002). Tout comme la manière de nommer et de définir un phénomène est façonnée par le contexte dans lequel celui-ci se produit, un mouvement dynamique entre associations féministes et pouvoirs publics contribue à formuler le problème et à produire des réponses politiques et institutionnelles. La comparaison du cas de la France et de celui des États-Unis permet de mettre en lumière l’influence des opportunités institutionnelles et politiques dans le processus de problématisation (2).

La structuration étatique ainsi que le rapport entretenu entre la société civile et l’État, en France et aux États-Unis, sont parfois opposés. Plus précisément, si, dans les deux pays, l’État social puise son origine dans les mouvements philanthropiques agissant pour réformer les familles pauvres, il a des modes de fonctionnement différents : la France s’appuie sur un modèle corporatiste, dans lequel les protections sociales sont rattachées au statut salarial, tandis que les États-Unis correspondent au modèle libéral les protections sociales étant principalement accordées aux populations les plus défavorisées (Esping Andersen, 2007).

Dans la mesure où il alloue plus de ressources, l’État social français est considéré comme étant plus fort et plus développé que son équivalent états-unien (Gensburger, 2011). À cette différence fondamentale s’ajoutent des structurations étatiques distinctes qui influent sur les modes de gouvernance et le rapport des associations à l’État. Disposant d’une marge de manœuvre importante par rapport à l’État fédéral, les cinquante États de l’Union décident
de leurs lois civiles et pénales et de la mise en œuvre des politiques publiques. Les institutions publiques sont localisées, financées et administrées par les États, les comtés ou les municipalités. En France, malgré les politiques de décentralisation menées depuis les années 1980, les lois et les politiques publiques sont uniformes sur tout le territoire. Or, pour ne prendre que cet exemple, il est certain que le fait que la police soit municipalisée ou qu’elle applique les décisions prises au niveau étatique transforme les relations que la société civile entretient avec les forces de l’ordre Fassin. Les différences de contexte sont donc bien connues. Mais penser en termes de modèles limite la portée analytique de la comparaison. En décrivant souvent des différences irréconciliables et relativement stéréotypées, l’idée de modèles tend en effet à offrir une vision totalisante qui occulte les formes locales d’appropriation des opportunités institutionnelles présentes dans chaque contexte (Lamont et Thévenot, 2000).

 1.2. - Comprendre les liens complexes entre État social et problématisation de la violence conjugale.


Les politiques sociales et l’organisation étatique affectent deux dimensions de la relation entre mouvements féministes et institutions : l’État est pourvoyeur de ressources pour les personnes qui en ont besoin, c’est-à-dire les femmes victimes de violence en premier lieu, et il participe à construire le problème public en l’institutionnalisant et en distribuant des fonds aux associations. Par ailleurs, les systèmes de protection sociale ne sont pas non plus figés ; ils ont considérablement évolué notamment depuis les an-nées 1980, lorsque le rôle de l’État s’est trouvé fragilisé Banaszak et al., 2003). Selon Robert Castel (2003), l’État social s’effrite, il ne se désengage pas, mais les modalités de son intervention varient. Multiples, les transformations de l’État, tant dans sa structuration que dans sa relation avec la société civile, peuvent créer de nouvelles niches pour inscrire les revendications féministes à l’agenda politique, ou constituer de nouveaux obstacles au processus de problématisation de la violence conjugale. Ainsi, un paradoxe, qui sera au cœur de cet article, surgit de la comparaison franco-états-unienne : alors que l’État social est moins fort aux États-Unis, le problème de la violence conjugale y a été largement intégré, en France, il est difficilement entendu comme un phénomène spécifique nécessitant des politiques sociales et familiales particulières. Cette situation éclaire les conditions de possibilité de la problématisation d’un phénomène rendu visible par les féministes. Après avoir mis en évidence la façon dont les militantes féministes se sont emparées des politiques sociales et familiales pour construire des espaces d’accompagnement des femmes victimes, on verra comment le problème a été formulé et rendu légitime dans chacun des contextes. La question de la violence conjugale est en effet prise en charge dans des pans différents de l’État  : pénal aux États-Unis, social en France. Enfin, on verra comment, dans une période de reconfigurations de l’État social qui ont généré des restrictions importantes des ressources allouées aux structures sociales et des modes d’allocation de l’ aide sociale, les féministes états-uniennes ont réussi à développer de nouveaux recours sociaux pour les femmes victimes, tandis que les féministes françaises peinent toujours à faire reconnaître la cause. 

 

  2. Les féministes et l’État social comme ressources financières
 

La question des violences subies par les femmes au sein du foyer est apparue au cours du XIXe siècle, de façon plus ou moins explicite, dans les revendications des féministes des deux côtés de l’Atlantique Gordon ; Schneider, 2000 ; Herman, 2012). Le cadre juridique du mariage est alors dénoncé, car il enferme les femmes dans un statut d’éternelles mineures, nécessairement soumises à la volonté de leur conjoint. À la fin du XIXe siècle, des mobilisations contre l’alcool ou la pauvreté, aux États-Unis en particulier, mettent également au jour les violences de façon détournée, en les envisageant comme l’une des conséquences d’autres problèmes sociaux. Pourtant, le phénomène ne devient pas un problème public. )l ne fait l’objet de mesures de prise en charge associative et étatique qu’avec l’essor des mouvements féministes de la deuxième vague, qui dénoncent le silence pesant sur la violence commise par les hommes, d’une part, et sur les rapports de domination qui imprègnent le domicile conjugal, d’autre part. Face à l’invisibilité sociale de la violence conjugale, les féministes ouvrent des lieux pour ac-cueillir et héberger les victimes en utilisant les ressources institutionnelles disponibles.

 2.1.  Shelters et centres d’hébergement comme fondements de la lutte contre la violence nommé à l’époque, par les militantes, par des expressions équivalentes aux États-Unis et en France–« battered women »  ou « battered wives » (Martin, 1976) et « femmes battues » (Tristan et de Pisan, 1977)–, le phénomène de la violence conjugale prend corps dans des relations intimes. Il demeure impuni et invisible dans le monde social, son caractère « privé» participant jusqu’alors de sa dépolitisation. Le coup de force politique et cognitif des féministes tient justement au dévoilement du caractère politique de la violence, au sens où cette dernière est entendue comme le produit de rap-ports de pouvoir et de domination structurels, et où elle nécessite une attention publique. Les actions militantes s’orientent vers deux axes majeurs  : la promotion de réformes juridiques et législatives pour sanctionner la violence et porter assistance aux femmes, et l’ouverture de lieux où accueillir, accompagner et héberger les femmes victimes.

Des groupes féministes se spécialisent alors dans le problème de la violence conjugale, en construisant des espaces alternatifs pour pallier les manquements institutionnels dans la prise en charge de la violence conjugale et protéger les femmes et leurs enfants. Alors que le domicile conjugal peut dorénavant être pensé comme un lieu dangereux pour les femmes, de nombreux services accueillant et hébergeant les femmes victimes émergent afin de les protéger et de favoriser leur mieux-être (Ferree et Martin, 1995). Les premiers shelters  apparaissent en 1974 à Saint Paul, au Minnesota, et en 1975 à Boston (Schechter, 1982 ; Loseke, 1992), tandis que le centre Flora Tristan, l’un des premiers centres d’hébergement en France, ouvre ses portes en 1978. De part et d’autre de l’Atlantique, les centres d’accueil et d’hébergement héritiers du féminisme se fédèrent au sein de la National Coalition Against Domestic Violence en 1978, et de la Fédération nationale solidarité femmes en 1987. Très hétérogènes du point de vue politique, ces organisations s’appuient cependant sur certains principes communs, comme ceux de ne pas culpabiliser les femmes victimes, de ne pas remettre en cause leur parole et de placer les femmes au cœur des pratiques d’aide. Contrairement aux organismes de travail social, mandatés pour intervenir dans les familles, ces associations sont avant tout censées créer un espace d’expression favorisant l’autonomisation des femmes. Par exemple, les salariées et les bénévoles ne se définissent pas comme des expertes de la violence conjugale : elles doivent accompagner les femmes dans leurs prises de décision, que celles-ci choisissent de quitter leur conjoint ou pas. Ces centres d’hébergement spécialisés se démarquent ainsi de ceux destinés aux personnes   sans domicile fixe, ces derniers étant principalement orientés vers la gestion de la misère. En effet, les femmes ne doivent pas être vues comme les bénéficiaires d’une aide, mais comme les actrices de leur propre devenir. Et les centres d’hébergement ne sont que des moyens de leur autonomisation. La démarche militante des actrices et leur rapport aux femmes distinguent ces associations du travail social ou du mental health, secteurs dans lesquels elles se sont pourtant ancrées en France et aux États-Unis. 

 

 

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